Ça va être notre fête, c’est sûr ! Le 14 juillet, avec son défilé militaire et, nous promet-on, sans garden-party… Mais, en toile de fond, le train-train de mesures d’austérité. En complicité avec Nicolas Filloque et Adrien Zammit, les deux graphistes du collectif Formes Vives, l’historienne Sophie Wahnich, auteur, notamment, des Émotions, la Révolution française et le présent : exercices pratiques de conscience historique (CNRS Éditions, 2009), plante aujourd’hui dans l’Humanité un arbre de la liberté. Cette bouture exceptionnelle pour un nouvel imaginaire politique peut être discutée sur www.humaginaire.net


1. Banque Route

En 1788, la dette constitue le plus gros chapitre du budget du royaume de France. Elle absorbe 318 millions de livres, 50 % des dépenses. Une dette de 5 milliards de livres.

En 1788, ces dépenses-là absorbent presque toutes les recettes par anticipation pour 1789 : 325 millions de livres.

On appelle cela banqueroute de l’État.

Toute tentative de transposition dans l’actuel de ces considérations sera considérée comme anachronique, subjective, voire passéiste. Les énoncés des livres d’histoire ne servent à rien, vous en conviendrez. Vous comprenez bien que les étudiants ont autre chose à faire et à considérer pour préparer leur avenir que d’écouter ces histoires…

En Grèce, tout s’est accéléré
il y a un peu plus d’un an,
avec la crise des subprimes.
Comme le reste de l’Union européenne,
elle a fait le choix d’augmenter
sa dépense publique.
Mais pour dépenser plus, il faut
des recettes. Et les finances publiques
étaient déjà sur une pente glissante…
(voix chuchotée)

Sa dette colossale s’élève
à 300 milliards d’euros.
(voix forte et roulements de tambours)


2. Maintien de l’ordre

La banqueroute de l’État n’est pas une idée neuve en Europe, mais un fait qui produit une nouvelle conception de l’ordre et du désordre social. Acte premier, scène 2 : les privilégiés du royaume souhaitent un maintien de l’ordre. Les privilégiés ne doivent pas payer. Cela ne demande pas d’explications. C’est simplement normal puisque, par définition, ils sont les privilégiés. Les bourgeois qui rêvent de devenir nobles et privilégiés, ne veulent pas payer non plus. Les paysans dont on ne connaît pas bien les rêves, ne le peuvent pas, on les dit déjà misérables. Les artisans, compagnons, ouvriers rêvent à ne pas devenir misérables. Les gagne-deniers survivent au jour le jour. Les ministres du roi rêvent de trouver de bonnes solutions. Ils rêvent d’une réforme fiscale.

Toute interprétation qui ferait de ces réformistes sincères des proto-révolutionnaires sera considérée comme téléologique. La rêverie administrative administre, elle ne révolutionne point. C’est un fait.

Le « seul moyen pour échapper
à la banqueroute » est d'adopter
les « mesures d'austérité »,
a déclaré le ministre grec
des Finances Georges
Papaconstantinou, lors du débat
parlementaire pour l'adoption
du plan de rigueur gouvernemental.
(voix murmurée)


3. Échec administratif

Calonne d’abord échoue à imposer un impôt de quotité sur les terres, égal pour tous. Les bourgeois ont soutenu les nobles – il faut penser à l’avenir. Loménie de Brienne refait une tentative, mais notables, nobles et bourgeois confondus, clergé, refusent la réforme. Alors, que faire ? Il faut réunir les États généraux pour que le Tiers État consente à l’augmentation des impôts. Puisque les riches privilégiés ne voulaient pas payer, il faudrait bien que le Tiers État paye. La logique de la société d’ordre. L’austérité viendrait des États généraux, l’austérité pour les non privilégiés.

Notez bien qu’alors les non privilégiés sont riches et sans pouvoir.

Le Parlement monocaméral grec doit
voter un plan de rigueur sans précédent
dans le pays, réclamé par l'Union
européenne (UE) et le Fonds monétaire
international (FMI) pour l'ajustement
des finances grecques, dont la dette
colossale s'élève à 300 milliards d'euros.
(voix féminine, ronde, lisse, très lisse)

Rumeurs virtuelles : « Le FMI ne semble
pas apprendre de ses erreurs.
Si le FMI cherche à imposer
des sacrifices à la population
sans inquiéter l'oligarchie,
un scénario à l'Argentine se profile
à l'horizon, moi je vous le dis… »
(voix inquiète et rugueuse)


4. Entourloupe

Les nobles veulent faire payer les riches bourgeois, ils veulent les États généraux. L’Eglise ne veut pas payer. Le don gratuit ne la tente plus, les États généraux, pourquoi ne pas les essayer ? Certes, c’est un risque. Depuis 1614, on a perdu l’habitude. Se souvient-on même du protocole ? Mais bon, on n’a rien sans rien. Allons, pour les États Généraux !

Des bourgeois se disent que là, ce sera difficile de ne pas payer, mais alors à tout prendre, si l’on paye, ce sera « donnant-donnant ». On réclamera une constitution pour en finir avec l’arbitraire.

(Vous comprendrez qu’attendre toute sa vie le titre de noblesse qui ne vient pas, ça lasse.)

Et puis, malgré tout, il faudra bien le répartir cet impôt. Il faut des règles sociales qui permettront de devenir privilégiés sans attendre. Des règles qui feront de la richesse le seul privilège. Puisque ni la noblesse, ni le clergé ne peuvent consentir à éviter la banqueroute en venant en aide à l’État, ils en mordraient la poussière.

- Vous voyez bien que la transposition est impossible ! Qui est la bourgeoise de l’Europe, l’Allemagne ?
- Certains vous diront qu’elle est plutôt la nouvelle noblesse, qui s’est cette fois-ci ressaisie et a accepté de payer pour ne pas jouer perdant.
- Alors la bourgeoisie, ce serait le FMI. Toujours donnant-donnant, le FMI, pas si souple en la matière, et c’en serait fini de l’Europe.
- Mais non, le FMI aide l’Europe à ne pas couler !
- Trop drôle.
- Les banques allemandes détiennent 100 milliards de la dette grecque.
- Ce ne sont pas les seules ! Toutes les banques européennes du Nord se sont enrichies sur les dettes des pays européens du Sud. Les liquidités qu’elles empruntaient à bon marché à la BCE, elles les revendaient avec un fort taux d'intérêt au Sud. C’est ça, l’union !

Moralité : le monde a bien changé,
et la banque-route n’indique
aucune route. Il faut l’inventer. CQFD.


5. Reprise

Oui, reprenons. Réunir les États généraux est une opération tactique des privilégiés dont l’objectif est le maintien de l’ordre social face à des ministres qui auraient voulu voir s’évanouir les privilèges de la noblesse par simple décret royal. Cette tactique est stratégiquement investie par le Tiers État pour organiser un autre ordre social.


6. Convocation

« De par le Roi,
Notre aimé et féal.

Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour Nous aider à surmonter toutes les difficultés où Nous Nous trouvons relativement à l'état de Nos finances, et pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de Notre royaume. Ces grands motifs Nous ont déterminé à convoquer l'Assemblée des États de toutes les provinces de notre obéissance, tant pour Nous conseiller et Nous assister dans toutes les choses qui seront mises sous nos yeux, que pour Nous faire connaître les souhaits et doléances de nos peuples, de manière que par une mutuelle confiance et par un amour réciproque entre le souverain et ses sujets, il soit apporté le plus promptement possible un remède efficace aux maux de l'État, que les abus de tous genres soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens qui assurent la félicité publique et qui nous rendent à Nous particulièrement le calme et la tranquillité dont Nous sommes privés depuis si longtemps. »
(Donné à Versailles, le 14 janvier 1789)


7. Corps politique

Le mot doléance appartient à la même famille que celui de douleur et de deuil et exprime une idée de tristesse. Voix gémissante, douleur exprimée, la doléance sans être à proprement parler une action est la forme institutionnalisée du "faire savoir" au roi les douleurs de son peuple souffrant.

« Ce peuple est si malheureux qu'on lui défend jusqu'à la plainte. » Un peuple est dès le dictionnaire de Furetière de 1690 d'autant plus malheureux qu'il n'a pas le droit d'exprimer cette douleur, qu'il est donc réduit au silence. Bonheur du peuple souffrant de 1789, il peut dire ses doléances comme plaintes c’est-à-dire…

Pour une poursuite criminelle (et qui donc est criminel dans cette affaire de dettes ?), la plainte est d’abord une procédure judiciaire pour avoir réparation d'un affront, d'un outrage.

Mais une telle plainte permet aussi de demander justice contre l’oppression. Le témoignage de la douleur ne concerne pas le seul corps souffrant de l'individu mais le peuple souffrant collectivement. Avec la doléance, ce n’est pas seulement la voix qui gémit, c’est le corps qui se politise.


8. Faire campagne

Le 1er mars 1789, René Paillard, métayer à La Chapelle-Craonnaise, en bas Anjou, assiste à la messe paroissiale, comme chaque dimanche. Au cours du prône, le curé donne lecture d’une ordonnance publiée pour obéir aux ordres de Sa Majesté qui convoque les États généraux. Tous les hommes âgés de 25 ans et plus et payant des impôts sont appelés à se réunir le 6 mars au lieu habituel des assemblées paroissiales. Au jour dit, la moitié des intéressés répond au son de la cloche et se réunit sous le chapiteau du vestibule de l’église. À défaut de juge, c’est un notaire qui préside, suivant l’usage qui précédait les élections aux États généraux. Il invite l’assemblée à rédiger son cahier de doléances, mais René Paillard et ses amis seraient forts embarrassés si un commerçant du bourg, qui l’a reçu de Volney, rencontré à Craon, peu de jours auparavant, ne sortait de sa poche un texte si bien rédigé que, après quelque corrections de détail, il est adopté. Il réclame « le rétablissement des droits imprescriptibles de la Nation » Mais si, dans les cahiers de Saint-Fragoire en Normandie, on affirme encore que « les pauvres sentent leurs maux sans pouvoir en développer la cause ni les moyens heureux d'y remédier et font confiance aux personnes plus éclairées », nombreuses sont les paroisses qui refusent de dépendre de ces notables qui, en inventant un programme politique, ont fait campagne pour que leurs idées soient bien présentes aux États généraux.
(Adapté, en partie, de Pierre Goubert et Michel Denis,
1789, les Français ont la parole, Archives Julliard, 1964)

Et qui donc nous empêche de rédiger ces programmes ? Avons-nous vraiment besoin de nos tiers partis sans lumières ?

De partis je ne sais, mais de lieux où s’assembler, il est temps de penser à les reconquérir, j’ai entendu dire que même les salles des Communards étaient vendues. Perdre ses actifs, c’est renoncer à la politique active…

Le label AAA de la dette souveraine
de la France n'est pas menacé
dans l'immédiat mais les agences
de notation surveilleront avec attention
l'élection présidentielle de 2012,
estiment des économistes cités
par l’agence de presse Reuters.
« Si jamais en 2012 le président
ou la présidente engage de nouveau
un laxisme budgétaire, c'est clair
que le triple A sautera tout de suite,
explique un employé de Global Equities.
En quelque sorte, on a un sursis
de deux ans, le temps de voir
ce que vont donner tous ces efforts
qu'on annonce aujourd'hui
et la réforme des retraites. »
(voix doucereuse)


9. De la dette à la plainte

« Cette ville fameuse autrefois par la prospérité de son commerce, a vu disparaître le bonheur qui semblait s'être fixé dans ses murs. (…) Une classe nombreuse et intéressante d'ouvriers utiles éprouve les horreurs de la misère et n'a trouvé de ressources que dans la charité publique »

« Pour comble de maux, une dette immense accable la ville de Lyon, et pour subvenir au paiement des arrérages, des vues vicieuses ont toujours porté les octrois sur les vins et boissons, sur le pied fourché; à Lyon même, les grains sont soumis à des droits de leide, barrages carrelages ; ou s'ils arrivent par la Bourgogne, ils sont chargés des octrois de la Saône, en sorte que les denrées de première nécessité sont renchéries au détriment du peuple et de nos fabriques. »

« La dette de la ville de Lyon a pour cause en plus grande partie les avances faites au trésor royal pour tout autre motif que celui d’acquitter des impositions communes à toutes les villes. Ainsi, nos députés demanderont avec instance, que toute la portion de la dette de la ville de Lyon qui sera justifiée avoir pour cause des avances faites au trésor royal (…) soit déclarée dette nationale. »
(Cahier de doléances de Lyon)

Eh bien oui, la dette des pays européen doit être déclarée dette européenne… Voilà tout !

Vous cherchiez un événement fondateur pour cette Europe introuvable ? Ça en ferait un beau, d’événement, non ?


10. Survivre

« Nous demandons l’abolition entière des droits de gabelle, l’impôt le plus onéreux qui existe pour la classe la plus malheureuse du peuple. Un pauvre journalier, père de cinq ou six enfants, est obligé de se passer fort souvent de souper, ainsi que sa famille, parce que sa journée de 15, 18 ou 20 sous ne peut être suffisante pour lui fournir une demi livre de sel de 10 sous 9 deniers qu’il lui faudrait tous les jours pour faire tremper la soupe (…) et est réduit par conséquent à se nourrir de gros pain simplement. »
(Cahier d’Ecquevilly , prévôté de Paris hors les murs)

J’espère qu’il est bio au moins ?

Face aux demandes d’aides alimentaires
qui explosent, les associations caritatives
avertissent qu’elles « ne peuvent pas
remplacer l’État ». « Nous nous retrouvons
pour la première fois à ne pas pouvoir
répondre, regrette Seynabou Dia,
secrétaire nationale à la solidarité
au Secours populaire. Des gens n'ont pas
de colis alimentaire complet mais parfois
juste un litre de lait ou de la farine. »
Pour elle, ces situations peuvent
« créer de la violence ».
(voix abasourdie)


11. Moralité

«La vie des pauvres doit être plus sacrée qu'une partie de la propriété des riches.»
(Au Mesnil-Saint-Germain)

Tiens, ça me rappelle quelque chose…


12. Rituels

« 1. Le roi et la Nation pourront également proposer des lois mais elles ne seront exécutées qu’après qu’elles auront été approuvées par l’un et par l’autre. (…)
5. Le roi ne pourra établir aucun impôt sans le consentement de la Nation, et ce consentement ne sera pas donné pour toujours mais pour un temps limité et tout au plus jusqu’à la prochaine assemblée des États généraux. (…)
9. Les États généraux seront composés de députés, dont la moitié seront pris dans l’ordre de la noblesse et du clergé et l’autre moitié dans le Tiers État ; les voix s’y compteront par tête et non par ordre. »
(Cahier de la ville de Domme)

Bon alors, on les prépare ces élections ? Car ça, cette régularité, c’est pas encore perdu, c’est même tout ce qu’il nous reste de cette histoire ancienne, un homme une voix, et la régularité électorale, alors

À VOS CAHIERS !

Textes: Sophie Wahnich
Graphisme: Nicolas Filloque et Adrien Zammit

Deux pages publiées
dans l’Humanité du 13 juillet 2010

Annexes

Révolution: remettre les pendules à l'heure en douze points, double page composée par Sophie Wahnich, Nicolas Filloque et Adrien Zammit, l'Humanité du 13 juillet 2010