Frédéric Lordon : “A l’automne 2008, il aurait fallu nationaliser tout le système bancaire”

Quelle est votre analyse de la crise financière que nous venons de traverser ?

On peut l’analyser en soi, à condition de ne pas manquer sa dimension épiphénoménale et symptomatique. La crise proprement financière est l’expression, dans la sphère des marchés de capitaux, d’une crise économique structurelle bien plus profonde. Nous vivons depuis vingt ans dans ce qu’on peut appeler, pour faire simple, un « capitalisme de basse pression salariale » ou, pour être plus précis, un capitalisme de déréglementation à dominante financière. Dans cette configuration historique du capitalisme, les entreprises sont en permanence confrontées à la double contrainte des actionnaires et de la concurrence. Il s’ensuit une pression constante sur les coûts, et notamment ceux les plus faciles à réduire : les coûts salariaux. Or, contradiction déjà vue par Marx et Keynes en leur temps, le salaire est le facteur de solvabilisation de la demande. Autrement dit, la faiblesse des salaires pose un problème de sous-consommation chronique. Le néolibéralisme a proposé deux solutions pour répondre à ce problème : 1) allonger la durée du temps de travail (traduction française : « travailler plus pour gagner plus »), 2) faire du crédit aux ménages la béquille permanente de la consommation. Toute l’industrie financière s’est offerte à rendre viable cette trajectoire, notamment à l’aide de la technique de la titrisation, qui a permis de propulser dans l’économie des volumes de crédits supplémentaires astronomiques. La dette des ménages, drogue dure d’un régime de croissance à basse pression salariale, a ainsi été poussée jusqu’à ses dernières limites. L’économie américaine a vécu des années sur ce système avant qu’il n’implose. Aujourd’hui, le taux d’endettement des ménages américains par rapport à leur revenu disponible atteint 120 %. Au Royaume-Uni, il est même de 140 %. C’est du délire. En France, il se situe entre 65 et 70 %, mais a doublé par rapport à 1995, date d’entrée dans un régime de mondialisation franche.

“Il y a des paires de claques qui se perdent.”

Le destin des pays occidentaux est-il de vivre au rythme des bulles spéculatives (Internet, l’immobilier...) ?

Tant qu'on ne modifie pas radicalement les structures de la finance, la réponse est oui. En témoigne d’ailleurs la succession quasi métronomique des crises depuis que la déréglementation financière a été lancée, au milieu des années 80 : krach des actions en 1987, crise financière-immobilière du début des années 90, crises du Système monétaire européen de 1992 et 1993, krach obligataire américain et crise des Tesobonos mexicains en 1994, crises financières internationales de 1997 et 1998, krach Internet de 2000-2002, enfin crise des subprimes en 2007... Or, sous la variété phénoménale de ces crises, qui semblent au premier regard toutes différentes les unes des autres, il faut bien voir l’identité profonde des mécanismes à l’œuvre tels qu’il s’expriment, les invariants structuraux des marchés de capitaux déréglementés. Tant que l’action politique ne s’en prendra pas directement à cette structure-là, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Et si l’événement « subprime » a été d’une taille exceptionnelle, il ne semble pourtant pas avoir encore suffi pour qu’on en prenne le chemin…

Dans les réponses politiques traditionnelles apportées à la crise (plan de relance, augmentation de la dette publique, soutien aux banques, prime à la casse...), lesquelles vous ont semblé pertinentes et efficaces ?

Dans le registre de l'intervention d'urgence, tout ce qui a été fait était pertinent. Il fallait agir sur tous les fronts : rachat d'actifs pourris, recapitalisation, accès élargi à la liquidité, stimulation budgétaire.

“Aux Etats-Unis, il aurait fallu subventionner les ménages pour leur permettre de repayer leur dette immobilière.”

Pouvait-il y avoir d'autres modalités d'intervention ?

Oui. La crise a débuté sur un problème de dette immobilière de grande taille mais gérable… si on le prend à temps. Le gouvernement américain a réagi à l’automne 2008 en mettant 700 milliards de dollars sur la table pour soutenir les banques et racheter leurs actifs avariés. Je pense qu’il aurait fallu les utiliser non pas à renflouer les banques directement mais à renflouer les ménages pour renflouer les banques. En d’autres termes : subventionner les ménages en situation de défaut pour leur permettre de repayer leur dette immobilière. Cette solution présentait, à mon sens, trois avantages. Un : elle lissait la charge pour les finances publiques sur les calendriers de paiement des prêts immobiliers – soit entre 20 et 30 ans – au lieu d'avoir à sortir 700 milliards de dollars en quelques mois. Deuxièmement, en restaurant les ménages dans leur statut d'emprunteur solvable, on rétablissait la continuité des flux de paiement sur les dettes immobilières, donc les cash flows des produits dérivés, et par là même on ramenait ces derniers instantanément à leur valeur initiale. Il n'y avait ainsi plus d'actifs avariés et les marchés de crédit retrouvaient immédiatement un fonctionnement normal. Le dernier avantage était politique, et ce n’est pas le moindre : qui ne voit le puissant effet de légitimation d’un plan qui vient d’abord au secours des ménages avant de venir à celui des banques ?...

Pourquoi, le gouvernement américain n'a-t-il pas envisagé ce type d'option ?

Pour une raison simple : dans la culture politique et idéologique américaine, les faillis sont responsables de leur sort, on ne viendra donc pas à leur secours… sauf quand ce sont d'énormes banques. On connaît la formule : « too big to fail » (trop gros pour pouvoir faire faillite) ; elle est en fait implicitement complétée par : « too small to bail » (trop petit pour être sauvé). Des ménages expulsés, Henry Paulson, ancien patron de Goldman Sachs devenu secrétaire au Trésor américain, se fout comme de l’an quarante. Mais il ne peut pas rester insensible au sort de son ancienne maison et de tous ses anciens collègues de Wall Street. On sauvera donc les banques par un mélange inavouable de rationalité économique et de solidarité de classe.

Il faut cependant ajouter autre chose : la solution du renflouement des ménages était à date fraîcheur limitée. Elle cesse d’être pertinente début novembre 2008 au moment où on bascule dans la récession, qui se met à fonctionner comme une redoutable machine à produire endogènement de la mauvaise dette. Il y a là une raison supplémentaire de rendre la contraction du crédit encore plus sévère… et aussi de ne pas s’étonner qu’en dépit des concours publics, les banques soient restées les deux pieds dans le même sabot au moment où on attendait d’elles qu’elles reprêtent : même avec la meilleure volonté du monde, il est rationnel pour une banque agissant isolément de se retenir de prêter dans une conjoncture aussi adverse, sauf à prendre le risque de voir ses nouveaux crédits tourner aussitôt en mauvaises dettes. Surmonter cet effet demandait que toutes les banques recommencent à prêter de manière coordonnée, créant ainsi les conditions d’une reprise globale… et de leur propre succès collectif. Mais, précisément, en économie de marché, il n’existe aucune instance à même de produire une coordination de ce genre. Il n’y a pas trente-six solutions en cette matière : seul l’Etat est en position de produire de la coordination à grande échelle, qui était ici impérativement requise, et dont le marché était incapable. C’est pourquoi, il aurait fallu à l’automne dernier envisager la nationalisation intégrale du secteur bancaire, en vue d’un redémarrage d’ensemble du crédit et d’une sortie rapide de la récession.

Je n’ignore pas les spasmes que suscite immédiatement ce genre de proposition : « L’Etat est incompétent, comment imaginer lui confier la gestion des banques… » Je pose simplement la question suivante : à la lumière de la crise ouverte depuis deux ans, peut-on faire pire en matière de gestion bancaire que le secteur privé ? Je rappelle que l’estimation de printemps du FMI chiffre à 4 100 milliards de dollars l’ensemble des pertes du système bancaire mondial – brillante réussite du triomphal secteur privé, vraiment. J’ajoute cependant que, mesure d’urgence, la nationalisation intégrale du secteur bancaire était à mes yeux une solution transitoire, demandant à être dépassée dans le sens d’une refonte radicale des structures bancaires, en direction de ce que j’appelle un « système socialisé du crédit ».

“Le grand emprunt national ? C'est de la pure communication plébiscitaire.”

La décision du gouvernement de lancer un grand emprunt national en 2010 vous semble-t-elle pertinente ?

C'est de la pure communication plébiscitaire. En l’état actuel des choses, si l’on veut s'endetter à moindre coût, c'est sur les marchés qu'il faut le faire.

Au 31 juillet, le déficit du budget de l’Etat atteignait 109 milliards d’euros contre 51,3 un an plus tôt, la charge de la dette (1 414 milliards d’euros en juin dernier, source INSEE) coûte elle à l’Etat entre 60 et 70 milliards d’euros chaque année (plus que le produit de l’impôt sur le revenu). Dans ces conditions, le gouvernement ne sera-t-il pas contraint à une hausse des impôts pour faire face à ses engagements ?

La phase aiguë de la crise, à l’automne 2008, ne laissait aucun choix : il était rationnel de transformer une crise de dette privée mortelle tout de suite en une crise de dette publique dangereuse plus tard. Evidemment c’est la finance elle-même, pour le sauvetage de laquelle ces risques de dette publique ont été pris, qui vient maintenant s’en plaindre, et peut-être d’ici quelque temps créer quelque catastrophe dans ce compartiment de marché. Il y a des paires de claques qui se perdent. Pour le reste, on sait bien que la résolution de ce problème n’admet que quatre solutions : couper dans les dépenses, augmenter les impôts, faire défaut ou provoquer de l'hyper-inflation. La plus évidente serait évidemment la mise à contribution sévère de tous les « intéressés », sociétés financières et banquiers-traders enrichis.

Pour la plupart des gens, sortir de la récession, c’est surtout retrouver un travail. Existe-t-il des mesures spécifiques que pourrait prendre le gouvernement pour empêcher que le chômage ne s'accroisse ?

Non. Soit on accepte une refonte radicale du système financier et une transformation profonde des structures présentes du capitalisme, notamment de la contrainte actionnariale et de la contrainte concurrentielle, et on peut espérer mettre sur pied une nouvelle dynamique de la croissance et de l’emploi ; soit on maintient le statu quo et on en sera réduit aux expédients habituels qui n’offrent que des marges de manœuvre de second ordre.

“Je nous vois nous installer dans une période longue de croissance molle et de chômage durablement élevé.”

L’histoire nous a appris que des sociétés peuvent totalement se déliter sous le choc d’une récession majeure. Ce risque vous semble-t-il d’actualité ?

Plus maintenant. Il faut tout de même rappeler qu’entre le 15 septembre et le 15 octobre 2008, nous sommes passés à deux doigts de la réalisation du risque systémique, qui est, avec l’hyper-inflation, l’événement destructeur maximal. Heureusement les gouvernements ont sorti tout ce qu’il fallait pour nous faire faire deux pas en arrière du bord du gouffre. Pour la suite, je n'ai pas trop cru au scénario de l'effondrement comme en 1929. En Europe, l'Etat providence garde une place importante, et les revenus qu'il verse ont la vertu de stabiliser la demande et de permettre d'amortir les chocs macro-économiques. Mais tous les problèmes du « capitalisme de basse pression salariale » restent pendants, plus encore avec la mise en panne des techniques financières de relais par le crédit aux ménages. C’est pourquoi je nous vois plutôt nous installer dans une période longue de croissance molle et de chômage durablement élevé. Dans ces conditions, si craquements il y a, ils viendront de la sphère politique, et d’un corps social qui n’en pourra plus du cumul inégalités-stagnation salariale-précarisation.

“La faillite des médiateurs politiques,médiatiques, syndicaux est totale. Les salariés sont abandonnés sans aucune perspective d’ensemble.”

Cet été, les salariés de Continental se sont moins battus pour l’emploi que pour le montant de leur indemnité de départ. Y voyez-vous une forme de résignation sociale ?

Que pourraient-ils faire d'autre ? On ne peut pas demander aux acteurs d’un conflit local de lutter contre des forces globales écrasantes. Lutter en pratique sur l’enjeu de l’emploi n’a presque plus de sens hors d’une mise en question d’ensemble de la configuration présente du capitalisme, c’est-à-dire d’une analyse globale et d’un projet politique alternatif de même échelle. Mais qui pose le problème en ces termes dans l’espace politique actuellement ? La faillite des médiateurs politiques, médiatiques, syndicaux est totale. Les salariés sont abandonnés sans aucune perspective d’ensemble. Entretemps, ce qu’on leur fait vivre est la source de telles souffrances qu'on fabrique des gens qui n'ont plus rien à perdre. Comme en face, les pouvoirs économiques et politiques restent sourds en pensant, non sans raison cynique d’ailleurs, qu'une fois de plus ils pourront traverser la période en faisant le dos rond, il n’est pas étonnant que des salariés estiment n’avoir pas d’autres choix que d’en arriver à des solutions extrêmes pour se faire entendre. C'est ce qu'on fait ceux de Continental, et ce n’est pas moi qui leur jetterai la pierre. Je pense qu’on verra se multiplier ce type de foyers, la vraie question étant : se trouvera-t-il une force quelconque capable de les organiser, de dégager leur cohérence commune et d’en faire un mouvement de transformation sociale et politique ? Il suffit de poser le problème en ces termes pour se guérir de toute éruption d’optimisme mal contrôlée… Il m’arrive de penser que l’ordre social d’aujourd’hui est tellement verrouillé que sa transformation profonde n’a plus d’autre solution que la crise politique majeure. J’avoue l’avoir espérée au début de l’année, mais l’ébullition de cet hiver est étonnamment retombée. Pour autant, je ne crois pas que le mécontentement ait régressé, bien au contraire. Il attend juste une occasion et des mises en forme politiques pour se manifester à nouveau.

Propos recueillis par Olivier Milot