Frédéric Lordon a fait le choix d'une participation rare dans les médias, convaincu qu'il y a moins à gagner qu'à perdre à leur fréquentation, surtout quand on développe, comme lui, une pensée anticonformiste et très structurée contre la déréglementation financière. A la veille d'un nouveau sommet du G20 dont il n'attend rien, cet économiste, directeur de recherche au CNRS, estime que les principaux dirigeants n'ont pas pris la mesure du cataclysme financier de 2008 et qu'il n'est plus temps d'aménager le cadre du capitalisme mais d'en changer. Radical et argumenté.

Un an après la faillite de Lehman Brothers, qui mettait le système bancaire mondial au bord de l'explosion, le G20 se réunit pour la troisième fois en vue d'adopter de nouvelles dispositions pour tenter d'encadrer la finance internationale. Que faut-il attendre de ce nouveau sommet ?

Il est à craindre qu'une fois passé le vacarme de la communication officielle triomphante et de tous ses aimables échos médiatiques, on s'aperçoive de nouveau que les mesures du G20 de Pittsburgh persistent à ne pas être à la hauteur de l'événement. Au point où nous en sommes, la vraie ligne de partage apparaît de plus en plus clairement entre ceux (minoritaires) qui pensent que le choc a été tel que le cadre de la finance doit être radicalement refondu, et ceux qui pensent s'en tirer en lui donnant simplement le nombre minimum de tours de vis. Bricoler dans le cadre ou refaire le cadre : voilà la vraie alternative. Où se situe le G20 dans cette affaire ? Poser la question, c'est déjà y répondre.

“On a créé des mastodontes de la finance encore plus ‘déspécialisés’ qu'auparavant, véritables foyers de risque systémique ambulants.”

Le système financier qui émerge de la crise n'est-il pas pire que le précédent, dans la mesure où les banques qui ont survécu forment un oligopole d'établissements financiers encore plus énormes et interdépendants qu'avant, au point qu'aucun Etat ne pourra à l'avenir se permettre d'en laisser sombrer un seul ?

Absolument. Parmi toutes les tares qui ont coproduit le désastre financier et ses suites dans l'économie réelle, il en est deux notoires qui tiennent à la taille des établissements financiers et à leur « déspécialisation ».

La crise de 1929 avait conduit à une stricte séparation des banques de marché et des banques commerciales (c'est le Glass-Steagall Act) pour éviter que les déboires des premières ne contaminent les secondes et ne diffusent leurs effets dans toute l'économie réelle. Le drame de la politique, c'est que même les événements les plus cuisants sont à mémoire déclinante, aussi l'administration Clinton a-t-elle joyeusement abrogé cette disposition alors qu'elle offrait un remarquable pare-feu. Les grandes banques ont été laissées libres de devenir des « supermarchés de la finance » couvrant absolument tous les « métiers », à commencer par la gamme complète des activités de marché. En cas de gamelle, non seulement ces banques mettent en péril la masse de leurs dépôts mais transmettent le choc financier à l'économie réelle via le canal du crédit, resserré à mort pour rétablir au plus vite leur situation financière.

Or, le processus de restructuration d'urgence qui s'est opéré à partir de l'automne 2008 a fait reprendre des banques à l'agonie par d'autres qui l'étaient un peu moins. Résultat, on a créé des mastodontes de la finance (à l'image de JP Morgan Chase/Bear-Stearns/Washington Mutual) encore plus « déspécialisés » qu'auparavant, véritables foyers de risque systémique (1) ambulants, et que leur taille gigantesque abonne dès maintenant au sauvetage public garanti lors du prochain accident. On peut difficilement faire plus catastrophique. A défaut d'une réduction très sévère des activités de marché, la respécialisation est impérative. C'est le minimum de confiner les banques de marché, en prise directe avec ce foyer d'instabilité que sont les marchés de capitaux, et de les tenir à la plus grande distance possible des banques commerciales, dont la « régularité » est vitale au financement de l'économie réelle.

Existe-t-il deux visions de la régulation financière qui partageraient les Etats-Unis et l'Angleterre d'un côté, l'Europe continentale autour de l'Allemagne et la France de l'autre ?

C'est peut-être l'idée en vogue la plus complaisamment diffusée... et la plus fausse. A l'aune de mon critère du « cadre », il n'est pourtant pas difficile de s'en apercevoir. On peut en avoir l'indice à observer avec quelle agitation les dirigeants, Nicolas Sarkozy en tête évidemment, s'efforcent de pousser sur le devant de la scène les questions périphériques des paradis fiscaux et des bonus - au passage, « pousser » ne voulant pas dire « régler ». Ça fait toujours quelques profits rhétoriques et politiques opportunément ramassés et à moindre coût. Certes, les paradis fiscaux et les bonus posent des questions de justice sociale de première importance. Mais la contribution des premiers à la crise est très faible, et celle des seconds, évidemment plus significative, n'est pas pour autant décisive, en tout cas on ne saurait ramener la crise au seul « problème des bonus ». La comédie de la dissension euro-américaine opportunément mise en scène autour de ces sujets secondaires a le bon goût de cacher une convergence fondamentale sur l'essentiel : la préservation du cadre général de la finance de marché, moyennant quelques contraintes supplémentaires de supervision. Or le problème est là : on reste dans le paradigme du « laisser faire et surveiller » alors qu'il faudrait basculer dans celui de l'« interdire et rembobiner ».

“La finance a acquis ce formidable pouvoir d'écrire ses propres règles du jeu.”

Il n'y aurait donc pas une volonté de faire évoluer le système plus fortement d'un côté que de l'autre ?

Une des grandes raisons qui font obstacle à la transformation du système bancaire tient à l'incroyable confusion qui a mêlé élites financières et élites politiques. Ainsi, la finance a acquis ce formidable pouvoir d'écrire ses propres règles du jeu. Lorsque le conseiller spécial et occulte de Nicolas Sarkozy pour la gestion de la crise financière s'appelle Michel Pébereau, président non exécutif de BNP Paribas, que pensez-vous de la probabilité d'une réforme radicale ? Le cas de François Pérol est plus caricatural encore. Celui-ci est successivement directeur adjoint de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l'Economie et des Finances, associé-gérant chez Rothschild & Cie, où il supervise la formation de Natixis, brillante réussite, et le début de rapprochement entre les Caisses d'Epargne et les Banques Populaires, puis secrétaire général adjoint de l'Elysée, où il gère la déconfiture bancaire puis la finalisation du rapprochement Caisses d'Epargne/Banques Populaires... dont il va finalement prendre la présidence, et tournez manège. Pendant vingt ans, bon nombre d'analyses médiatiques ont mis ce genre de choses sur le compte d'une épouvantable singularité française à base de relations incestueuses entre l'Etat et les grandes entreprises. Sauf que c'est pire encore aux Etats-Unis ! Des anciens patrons de Goldman Sachs se succèdent à la tête du Trésor américain, pour y faire la politique de leurs intérêts passés et futurs, et c'est en fait tout Wall Street qui campe au Capitole comme à la Maison-Blanche pour tenir la plume aux rédacteurs des nouvelles régulations.

Pourquoi prôner une réduction drastique de l'espace laissé à la finance dans l'économie mondiale ?

Toute analyse sérieuse constate l'exorbitant privilège de profitabilité dont jouit la finance de marché. Il faut tout de même se souvenir que le taux de rémunération normal du capital, c'est le taux d'intérêt... soit quelques %. Or, le taux de rendement des capitaux propres des grandes entreprises industrielles du CAC 40 tourne déjà à 15-20 %, et celui des départements « banque d'investissement » monte communément... à 40 % ! Est-il concevable que dans une économie croissant et rémunérant le « capital ordinaire » à quelques % se perpétue une telle enclave de profitabilité ? Il ne faut pas aller plus loin pour comprendre que l'industrie financière se battra jusqu'à la dernière goutte de sang pour protéger ce paradis. Il n'est pas de véritable refonte des structures de la finance hors de l'objectif stratégique de la ramener à l'ordre normal de la profitabilité. A voir l'ampleur du chemin qu'il va falloir lui faire parcourir à reculons, on comprend qu'il faille envisager de lui appliquer une action des plus brutale.

“Il faut ramener les banques à des choses rudimentaires - des produits d'épargne simples - et peu rémunératrices.”

Vous êtes également un ardent partisan de la « désophistication » de la finance...

Mettre en cause l'innovation financière n'est pas une position aisée à tenir - l'« innovation » : mot sacré qui a partie liée avec le « progrès »... On peine pourtant à trouver des vertus génériques et incontestables à l'innovation financière, tant elle s'est montrée toxique dans la crise présente. La complexité des produits perd jusqu'aux opérateurs eux-mêmes et brouille les évaluations du risque. Il est temps de procéder à une « désescalade » en matière de complexification financière. Il faut ramener les banques à des choses rudimentaires - des produits d'épargne simples, sur livret par exemple - et peu rémunératrices. L'attrait du glamour de la sophistication financière n'est pas pour rien dans la dérive qui a mené à la catastrophe. Le métier de la banque doit redevenir terne et ennuyeux. C'est le seul moyen de le rendre à nouveau stable. Or cette stabilité est impérative car les banques sont dépositaires d'un bien public vital, à savoir la sûreté des dépôts des particuliers. C'est une responsabilité immense qui devrait justifier de sévères contreparties, et notamment celle de ne pas avoir la licence de faire n'importe quoi.

Les mesures prises pour encadrer les bonus en France sont-elles de nature à vraiment les réguler ?

La question est plutôt : pourquoi ces règles seraient-elles mieux appliquées que celles du G20 de Londres, qui étaient déjà supposées être décisives ? La supervision de leur bonne exécution est confiée au régulateur, en l'occurrence la Banque de France. Exercera-t-elle son pouvoir, et avec quelle force ? A voir l'énorme faillite régulatrice dont nous sortons, il y a de quoi être sceptique. A voir également l'admirable constance dans la provocation de la finance, qui verse à nouveau des bonus alors que nous ne sommes pas sortis de la crise et que le scandale est tout chaud, il faut se demander ce qu'il restera de tout ça d'ici quelques années, une fois revenus au « business as usual ». Pour ma part, je suis favorable à une suppression complète des bonus. Aucune des objections mécaniquement opposées à ce genre de proposition ne tient. L'argument du mérite individuel est une fable. La performance des traders dépend bien plus du compartiment de marché où ils se trouvent que de leur génie propre. A la fin des années 90, un trader sur obligations pouvait bien déployer tout son génie, il était voué à gagner infiniment moins que le dernier des lourdauds du « desk actions ». Sitôt digéré le krach Internet, c'est sur les produits structurés et les dérivés de crédit qu'il fallait être pour faire de l'argent. La conjoncture du « mérite » est changeante... Accessoirement, on pourrait s'interroger sur l'existence d'un système de rémunération qui engendre des inégalités aussi faramineuses. Et se demander comment justifier de pareilles rémunérations rapportées à l'utilité sociale de l'industrie financière. Il n'y a pas un ralentissement de croissance depuis vingt-cinq ans, pas une montée de chômage qui ne soit le corrélat d'un accident financier.

“Qu'on garde les plus maladroits des traders, au moins on devra ne leur confier que des choses assez simples.”

Après les capitaux, ce sont les traders dont vous voulez organiser l'exode ? Exactement ! Et même en priorité celui des « meilleurs ». Qu'on garde les plus maladroits, au moins on devra ne leur confier que des choses assez simples. Dès lors qu'on prend la perspective de la désophistication de la finance, l'exode des traders n'est plus un problème, c'est un élément de la solution.

“Vous serez bien en peine de conclure quoi que ce soit des communiqués du G20…”

Vous contestez l’efficacité des recommandations contre les paradis fiscaux adoptées lors des deux précédents G20, celles qui pourraient être prises à Pittsburgh vous semblent-elles plus sérieuses ?

Vous serez bien en peine de conclure quoi que ce soit des communiqués du G20, la question subsidiaire étant toujours : comment s’assurer que les mots trouveront force exécutoire ? Les gouvernements se sont emparés de la question des paradis fiscaux car elle leur paraissait de nature à se refaire une réputation à moindre frais en matière de réorganisation de la finance. Mais, depuis le G20 de Londres, les listes des « juridictions non coopératives » de l’OCDE se sont soudainement allégées, et ceci sur la base de simples déclarations d’intention. Dans le bras de fer qui a opposé l'IRS [ndlr : le fisc américain] à la banque suisse UBS, les services fiscaux américains ont obtenu la communication de 4 000 noms alors qu'il en demandaient 52 000, un chiffre lui-même sans doute largement sous-évalué. En France, on nous agite une liste de 3 000 noms de contribuables. Très bien, j'attends la suite.

“La république mondiale n'est pas exactement à l'ordre du jour…”

De nombreux économistes, comme le Prix Nobel Joseph Stiglitz, appellent à un surcroît de régulation internationale et à la construction d'institutions politiques mondiales capables de contrebalancer le poids de la finance internationale. La solution ne réside-t-elle pas là ?

C'est la nouvelle gentille doxa en matière de mondialisation : la mondialisation économique est allée un peu trop loin un peu trop vite ; il suffit que la mondialisation politique la rattrape et nous donne les bonnes institutions. Malheureusement, c'est ignorer que la construction d'institutions dotées de réels pouvoirs régulateurs suppose des conditions de puissance qu'on ne trouve que par l'adossement à une véritable communauté politique. Or la république mondiale n'est pas exactement à l'ordre du jour. Les appels incessants à la coordination mondiale sont devenus le passeport pour le statu quo ou le compromis a minima - on ne le voit que trop à propos de la finance. Il est donc temps d'oublier cette chimère fuyante d'une mondialisation politique pour trouver des cohérences économico-politiques là où elles peuvent être constituées, c'est-à-dire à l'échelle régionale. De ce point de vue, l'Europe a évidemment une carte à jouer. Elle constitue une zone d'activité financière autosuffisante capable d'adopter unilatéralement un degré supérieur de réglementation financière sans que les capitaux extra-européens qui choisiraient de ne plus s'y investir lui manquent. A voir l'actuelle physionomie de l'Europe, le progrès à accomplir est considérable. Mais, à l'inverse des fantasmes de gouvernement mondial, c'est au moins un chemin dont le commencement est tracé et dont on peut imaginer le terme, et le sens.

Propos recueillis par Olivier Milot

Télérama n° 3115

(1) Risque systémique : situation dans laquelle une faillite locale entraîne d'autres faillites avec menace d'effondrement global du système financier.

A lire

De Frédéric Lordon : La Crise de trop, Reconstruction d'un monde failli (éd. Fayard, 304 p., 19 €) et Jusqu'à quand ? Pour en finir avec les crises financières (éd. Raisons d'agir, 220 p., 10 €).

Un excellent article de Frédéric Lordon pour Le Monde diplomatique.