LE MONDE | 17.10.08 | 13h30 • Mis à jour le 17.10.08 | 13h30

Mais la question qui se pose est de savoir si l'on peut vraiment s'en remettre, pour sortir de cette crise, à ceux qui ont conduit notre civilisation, avec tant d'efficacité, de cynisme et de suffisance, droit dans le mur. C'est une question importante, car, si elle n'est pas résolue, les opinions publiques risqueraient fort, sitôt le désenchantement et la récession installés et, comme toujours en pareil cas, de se mettre en recherche d'hommes providentiels. Il ne faut jamais oublier qu'après la crise boursière de 1929 sont venus 1933 et la tragique ascension d'un Hitler. Chacun sait qu'en Europe même, certains s'essaient déjà aux gestes expéditifs qui pourraient rassembler les foules déboussolées.

Pour éviter la répétition d'un tel drame, il faut prendre conscience de l'ampleur des dégâts et des diverses tâches de reconstruction qui s'imposent. Car le libéralisme financier dérégulé n'a pas fait que saper les bases de la finance et de l'économie marchande mondiale. Loin s'en faut : ce sont toutes les grandes économies humaines qui sont atteintes.

Elles sont en effet articulées entre elles, de sorte que certains changements essentiels dans l'économie marchande (la dérégulation) entraînent des effets substantiels dans l'économie politique, l'obsolescence du gouvernement et l'apparition de la gouvernance, issue de la corporate gouvernance, aussi appelée "dictature des actionnaires". Mais ce n'est pas tout, puisque ce dernier aspect ne peut que provoquer des mutations dans l'économie symbolique (disparition de l'autorité du pacte social et apparition de nouvelles formes de lien social comme les groupes dits "égo-grégaires", qui se caractérisent par l'exhibition conflictuelle et souvent spectaculaire d'égoïsmes en recherche de satisfactions consommatoires). En outre, ces mutations dans la culture affectent nos façons de parler, autrement dit l'économie sémiotique (par l'apparition d'une novlangue libérale marquée par des transformations de la grammaire et des altérations sémantiques où, par exemple, toute forme d'autorité, même laïque, est bannie).

Enfin, ces transformations peuvent atteindre une économie qui semble a priori rétive à toute soumission aux lois de l'économie marchande : l'économie psychique, avec une sortie du cadre freudien classique de la névrose et une entrée dans un cadre postnévrotique où la perversion, la dépression et l'addiction prédominent.

On dispose d'un concept susceptible de décrire cette propagation d'une économie à l'autre : la transduction, terme issu des travaux produits dans les années 1960 par le philosophe Gilbert Simondon. Lors d'une propagation transductive, chaque région constituée sert à la région suivante de principe, de modèle et d'amorce, si bien qu'une modification peut s'étendre progressivement et qu'une mutation générale peut apparaître après s'être propagée de proche en proche. Aujourd'hui, ce sont donc toutes nos économies, celles dans lesquelles nous vivons, qui sont malades. La conséquence est inéluctable : notre génération a été "salopée" par le marché et celle de nos enfants risque fort de l'être plus encore si nous n'intervenons pas, nous en avons déjà des signes inquiétants.

Le tableau ne sera complet que si l'on ajoute à ces économies celle qui les englobe toutes : l'économie du vivant. Elle est très malade aussi. Elle est en effet victime d'une contradiction majeure entre le capitalisme, qui vise la production infinie de la richesse, et la finitude des ressources vitales qu'offre la Terre. La Terre n'en peut plus, elle ne cesse d'émettre des symptômes d'épuisement : réduction de la diversité des espèces, risque accru de pandémies, épuisement des ressources naturelles, pollutions irréversibles diverses, inexorable réchauffement climatique aux conséquences encore incalculables, surpopulation... On voit donc les plus grands défenseurs du libéralisme dérégulé manger leur chapeau en public : après avoir exigé la privatisation des gains, ils supplient de passer à la socialisation des pertes.

Il est possible, quoiqu'incertain, que ces injections massives de capitaux publics puissent, à terme, stabiliser le système bancaire. Mais ce qui est impossible, c'est qu'elles résolvent les considérables dégâts causés dans les autres grandes économies humaines par l'effet transductif de cette idée folle qui s'est emparée du monde depuis une quarantaine d'années. Nous sommes donc à un seuil : il faut non seulement secourir l'économie marchande, mais aussi et surtout porter remède à toutes les grandes économies humaines menacées de collapsus par un principe toxique qui a été présenté comme panacée universelle. Il faut en finir avec la croyance que les intérêts égoïstes privés s'harmonisent par autorégulation spontanée.

La providence divine qu'on invoque depuis les origines du libéralisme n'existe pas. Les hommes ne peuvent s'en remettre à un supposé mécanisme invisible, qui ferait les choses pour eux et mieux qu'eux. Il ne faut pas "laisser faire". Il faut au contraire que les hommes interviennent. Il faut qu'ils régulent leurs activités par eux-mêmes, sinon la régulation se fera au profit de certains intérêts privés plus forts que d'autres, métamorphosant la cité en une jungle, cependant que ses habitants seront tenus de se transformer en joueurs pervers.

Il ne s'agit sûrement pas de se débarrasser entièrement et sans autre forme de procès du libéralisme. Car il nous a amené de très appréciables bienfaits par rapport aux systèmes antérieurs : libertés individuelles et élévation globale du niveau de vie (en dépit de l'accentuation des inégalités). Il s'agit plutôt de se débarrasser de ses effets pervers qui, en devenant envahissants, ont rendu ce système contre-productif. On souhaiterait donc entendre nos décideurs faire des propositions allant en ce sens. Le retour d'une confiance minimale est à ce prix.

Dany-Robert Dufour, philosophe, université Paris-VIII, Collège international de philosophie

Article paru dans l'édition du 18.10.08.